Une voie, dix-mille chemins
Quelles sont les aspirations et les inspirations qui conduisent un si large public aux arts martiaux ?
À quelles attentes cette pratique peut-elle répondre ?
SPORT
Le besoin de se dépenser semble être un des facteurs majeurs qui amènent de nouveaux élèves dans les salles d’arts martiaux. Cette situation est sans doute due à la « sportivisation » des arts martiaux orientaux, inaugurée par Jigoro Kano, qui oeuvra dès le début du 20e siècle pour faire entrer le judo aux Jeux olympiques (projet qui ne se réalisa qu’en 1964, plus de trente ans après sa mort).
Cette métamorphose s’était déjà opérée depuis des siècles en occident où l’escrime, le tir à l’arc, la lutte, le lancer du javelot, etc. avaient perdu depuis longtemps toute connotation guerrière. Depuis, karaté, tae kwon do, kendo et nombre de disciplines combatives ont acquis le titre de « sport de combat ». Le glissement n’est pas seulement sémantique, mais aussi philosophique ; il atteste du passage d’une activité guerrière, vitale, à une activité de divertissement, le sport moderne se définissant (selon Wikipedia) en fonction de trois critères indispensables : la mise en œuvre de qualités physiques, l’institutionnalisation (l’adoption de règles universelles), l’orientation vers la compétition et la fédéralisation. Les systèmes de combat ayant opté pour ces critères se sont radicalement distancés de ce qui fût leur matrice : une confrontation souvent asymétrique, sans règles et sans merci. Naturellement, leur pratique s’en est trouvée modifiée, tant dans les techniques, que dans la méthode, pour la plus grande satisfaction des sportifs et de leur public.
Dans des clubs tels que YI-XIN, privilégiant une approche traditionnelle des arts martiaux, la dépense physique est un aspect incontournable du travail, mais n’est pas pour autant une fin en soi, de même d’ailleurs, que le divertissement qu’elle peut procurer.
SANTÉ
Le mode de vie de plus en plus sédentaire des sociétés industrialisées voit apparaître et se généraliser nombre de pathologies, qui sans doute, étaient marginales au temps où la nourriture était plus rare et l’activité physique plus importante. La pratique des arts martiaux, lorsqu’elle est menée sérieusement, répond à la plupart des impératifs requis pour l’entretien du corps : dépense calorique, renforcement musculaire, mobilisation de l’ensemble des articulations, développement de la proprioception, alignement de la structure squelettique, coordination, stimulation cardiovasculaire. Il ne faut cependant pas perdre de vue que toute activité physique, si bénéfique soit-elle, comporte également des risques de blessures ou d’usures dont il faut tenir compte.
RÊVE
Justice, super-pouvoirs, reconnaissance, amour… que ne pourrait-on obtenir par les arts martiaux si l’on s’en tenait au cinéma et aux rêves d’enfants ? Mais après tout qu’importe que le cheval soit nourri au foin ou à l’avoine, s’il trotte bien. Une motivation, même futile ou fantaisiste, est souvent bien utile pour surmonter les affres du travail de base, à terme, généralement, les rêves laissent place à la réalité – qui n’est pas moins exaltante dès lors qu’on a les moyens de la goûter pleinement.
SELF-DÉFENSE
La capacité à se défendre contre une agression physique est une des facettes de l’aspiration globale de l’être humain à la sécurité. La possibilité de réaliser ce voeu par le biais des arts martiaux est avant tout proportionnelle à l’investissement de temps et d’énergie qui lui est consenti. Un système de combat aussi sophistiqué ou validé par l’histoire fût-il, ne vaut jamais plus que la personne qui le pratique. Inutile donc de se perdre en comparaison sans fin des différents arts de combat – tous sont valables, pour autant qu’ils soient pratiqués avec ardeur, constance et perspicacité. Cependant, chaque système est issu d’un contexte particulier (champ de bataille, duel, grands chemins, compétition sportive, etc.), il est donc judicieux de choisir la méthode la plus proche de ses besoins.
APPARTENANCE
Si elle semble plutôt rare en tant que motivation initiale, l’appartenance à une communauté de personnes centrée autour d’une tradition martiale, endurant les mêmes épreuves, ayant le même horizon et, à un certain degré le même ethos, peut acquérir un poids non négligeable dans la motivation d’un pratiquant d’arts martiaux traditionnels. Si les vertus de bienveillance, de droiture, de bienséance, de sagesse et de loyauté sont au coeur de l’esprit confucéen qui baigne les arts martiaux chinois, elles ne sont pas étrangères non plus à l’esprit chevaleresque (par exemple de la légende arthurienne), et donc à l’imaginaire occidental de camaraderie, d’émulation et de quête d’absolu.
LE MAÎTRE
Il est apparemment des domaines où le savoir peut se transmettre de façon quasi industrielle ; il en va tout autrement des arts et des savoir-faire. Là, la pure démarche intellectuelle ne suffit plus à appréhender une connaissance qui ne se laisse pas disséquer sans perdre son sens.
Le maître est un médiateur entre le savoir et son destinataire, il guide l’élève à travers un paysage indéchiffrable, choisit le chemin le mieux adapté à la longueur de son pas et au poids de son bagage.
Le mot japonais utilisé pour désigner le maître – sensei – est éloquent puisqu’il signifie « celui qui est passé avant » , ce type de rapport maître-élève implique une pédagogie organique où chaque cas est unique.
Pour que la synergie ait lieu, il faut que les trois composantes maître-élève-matière soient compatibles, alors seulement le doute, l’impatience, la lassitude et toutes les émanations nocives qui vont ponctuellement perturber le processus d’apprentissage pourront être dissipées. Maître P’ng Chye Khim affirmait que la relation maître-élève ressemblait aux deux roues d’un vélo, l’une doit fournir l’effort et l’autre donner la direction – les rôles n’étant pas interchangeables – mais qu’il faut encore choisir un terrain praticable.
Bien qu’ayant subi en occident une saine déculottée, le statut de maître jouit encore de toutes sortes de prérogatives obscures et d’attributions magiques dès lors qu’il est embaumé d’effluves orientaux. Si jusqu’à un passé récent on avait coutume en Europe d’appeler « maître » un artisan qui connaissait son métier, il n’en décrochait pas pour autant le statut de saint homme ou de génie omniscient.
ACCOMPLISSEMENT DE SOI
Dans sa théorie des besoins, Abraham Maslow considère que le besoin d’accomplissement de soi n’émerge que lorsque tous les autres (besoins physiologiques, besoin de sécurité, besoin d’appartenance et d’amour, besoin d’estime) sont satisfaits et prend alors un statut d’égale importance. Ce désir de réaliser son potentiel peut s’exprimer au travers de démarches où l’aspect fonctionnel d’une activité se transforme en une pure quête de perfection et d’unité.
Les arts martiaux ont depuis fort longtemps servi d’exutoire à ce genre d’aspirations, ce qui explique notamment que l’on continue à y utiliser des armes complètement obsolètes (sabre, lance, hallebarde, etc.), dont la maîtrise nécessite un investissement immense pour une applicabilité quasiment nulle (tandis que les technologies d’armement modernes proposent un ratio exactement inverse).
OUTIL DE PROGRESSION
Le sentiment d’accomplissement de soi est intimement lié à la sensation de progrès, de compréhension, d’adéquation avec le monde. Le monde étant un phénomène démesuré pour l’entendement humain, il est raisonnable de n’en choisir qu’une facette, un modèle réduit, dont la complexité limitée peut être appréhendée grâce à des outils techniques qui conduisent à une compréhension intellectuelle puis une connaissance intuitive, celle-ci peut alors déborder du champ d’expérimentation et s’appliquer à l’usage du monde.
Le combat au corps à corps nécessite l’acquisition de techniques, le développement de qualités physiques, des connaissances tactiques, stratégiques, historiques, psychologiques, etc.
Si ces éléments peuvent être facilement acquis, il faut ensuite de nombreuses années d’expérience et d’entraînement assidu avant que le pratiquant ne puisse se mouvoir avec aisance dans la situation chaotique du combat, s’adapter à différents types d’adversaires et d’environnements. Parvenu à ce stade il possède une connaissance intuitive de son univers dont il peut utiliser les flux aux fins de sa créativité. Cette voie peut rester, sa vie durant, une source de progrès qui irrigue tous les aspects de son existence.
Pourtant, ces possibilités d’élévation n’offrent malheureusement aucune garantie de succès et il suffit de fréquenter les dojos ou autres salles d’entraînement pour s’en convaincre.
L’ego, même s’il n’est peut-être pas cette bête infâme que l’on prétend devoir éradiquer à tout prix, n’en demeure pas moins une composante de l’homme qui manifeste sa peur de disparaître et même simplement de ne pas paraître. Les couches multiples de l’esprit ne cessent d’élaborer des stratégies pour couvrir la vanité d’un voile d’humilité, déguiser l’avidité en générosité et donner à la lâcheté les apparences du courage. Il n’y a pas d’or que l’ego ne parvienne à transformer en plomb.
Dans un modèle de société de plus en plus axé sur les apparences, la compétition et la consommation, nombreuses sont les personnes cherchant une alternative à leur sentiment d’insatisfaction. Les arts martiaux, dans leurs formes traditionnelles, ne sont pas d’un accès facile, ils ne sont pas spectaculaires (en comparaison de leur caricature cinématographique), ils sont orientés vers un dépassement de soi (contrairement aux sports de combat, dont les compétitions nourrissent les ego et le show-business) et leur essence ne peut pas être achetée avec de l’argent, mais seulement avec de la sueur et surtout du temps – denrée terriblement rare chez celui qui est passé du statut d’homme, à celui de consommateur. Curieusement, ces particularités, qui sont autant d’obstacles sur le chemin du débutant, deviennent avec les ans, les piliers sur lesquels le pratiquant construit un espace de liberté et d’épanouissement, le mettant progressivement à l’écart des fatuités mondaines.
À l’évidence, il en va des arts martiaux comme de la plupart des activités non alimentaires ; certains les pratiquent dans le plus total dilettantisme, tandis que d’autres y investissent tout le temps et l’énergie dont ils disposent, avec entre deux tout le spectre d’engagement qui sépare ces deux extrêmes. Il est probable que chacun y trouve son compte. Sans doute le peintre du dimanche est-il satisfait de cette activité récréative et ne voit aucune raison d’y perdre une oreille, tandis que d’autres en font une pratique incandescente, sont possédés, et ne reculent devant aucun sacrifice dans la poursuite du Graal. Le plus important est probablement de savoir exactement où l’on se situe, et de mettre son investissement en adéquation avec ses objectifs… ou l’inverse.