Du clivage interne / externe
Le clivage entre systèmes « internes » et « externes » est une des grands champs de bataille du milieu des arts martiaux chinois – particulièrement en occident.
Si il n’existe pas à ce jour de preuve matérielle définitive sur l’origine de cette dichotomie, certains chercheurs la situent dans une lutte politique menée par des partisans du taoïsme contre le bouddhisme, religion importée de l’Inde et considérée comme impropre à la culture chinoise véritable. Des siècles durant, les clergés taoïste et bouddhiste se dénigrèrent mutuellement afin de s’accaparer les faveurs des empereurs successifs.
Dans cette lutte, de nombreux symboles et coutumes furent apparentés à l’une ou l’autre des factions. Naturellement, les arts martiaux pratiqués au monastère de Shaolin devinrent des emblèmes bouddhistes auxquelles les monastères taoïstes – notamment des monts Wudang – opposèrent des styles pratiqués dans leurs régions. Avec le temps, chaque camp affina ses théories et ses pratiques martiales pour se démarquer de l’autre et renforcer son identité.
Bien que le terme « interne » ait apparemment été utilisé depuis plusieurs siècles pour désigner les arts martiaux proches de la mouvance taoïste, c’est au début du XXème siècle que son usage fût popularisé par Sun Lu Tang qui s’en servit dans ses ouvrages pour distinguer le TaïChi, le Hsing-I et le BaGua, des styles « externes » regroupant les innombrables formes de Shaolin.
Dans le milieu des arts martiaux chinois ces deux expressions sont utilisées très libéralement et chacun semble avoir une idée claire de leurs significations. Il est généralement admis que ce qui est « interne » est souple, subtile, yin, invisible et fait appel à l’énergie interne (ch’i) ; tandis que ce qui est « externe » est dur, brutal, yang, ostensible et relève de la puissance musculaire. Les uns se revendiquent d’une pratique érudite, à l’efficacité supérieure ; les autres affichent une confiance inébranlable dans la puissance et le pragmatisme de leurs techniques. Chaque camp exprimant plus ou moins ouvertement une certaine condescendance à l’égard de l’autre.
Pourtant les pratiquants plus expérimentés évoluent généralement vers une position à la fois plus circonspecte et plus féconde, tendant à considérer qu’interne et externe sont des concepts aussi indissociables dans les arts martiaux que dans le reste de l’univers et que la limite entre les deux est aussi difficile à définir qu’entre les deux faces d’une feuille de papier. Un ballon sans air à l’intérieur ne rebondit pas mieux que de l’air sans une enveloppe pour le confiner, et une tasse sans cavité ne peut pas plus contenir de thé qu’un vide sans parois. Le plein n’existe qu’en fonction du vide et inversement.
De fait, les concepts « externe » et « interne » relèvent plus de démarches pédagogiques que de dogmes stratégique et tactiques univoques. Va-t-on sculpter ou modeler ? Amener de la matière ou en enlever ? Travailler le plein ou le vide ? Dans les deux cas, le résultat final sera composé autant par le plein que par le vide (une réalité particulièrement tangible dans la peinture ou la calligraphie chinoise).
La théorie du yin et du yang n’est remise en question par aucun système combatif chinois. Cependant, les possibilités de la mettre en œuvre sont pratiquement infinies. Une attaque considérée comme yang par un combattant de qualité yin pourra être considérée comme yin par un combattant de qualité yang. Le bois est dur pour la main mais il est tendre pour la lame du couteau. Une clé de bras inextricable pour un combattant yang sera peut-être inopérante sur un combattant plus yin.
Dans le symbole (sur-commenté et galvaudé) réunissant le yin et le yang, nous associons généralement la présence dans chacune des deux parties d’un point du principe opposé à cette notion simple que dans chaque chose existe un peu de son contraire. Or, la position centrale de ces points dans chacune des polarités n’indiquerait-elle pas plutôt qu’ils en sont l’essence-même ?
Un combattant de qualité doit pouvoir alterner le yin et le yang, allier force et fluidité, structure et mobilité, afin de s’adapter instantanément aux paramètres fluctuants d’une situation combative. Pour atteindre cet objectif le novice doit adhérer strictement aux préceptes de la discipline – interne ou externe – qu’il a choisi, mais il doit se souvenir qu’à terme ces préceptes doivent le conduire vers l’émancipation et la clairvoyance, et non vers l’aliénation ou les illusions d’un paradis artificiel.