Douleur et résistance
SURVIVRE
L’humanité au cours de son histoire a engendré une diversité impressionnante de systèmes de combat et de méthodes d’entraînement. Si un nombre important d’entre eux s’est perdu à travers les âges, il subsiste néanmoins une documentation qui nous renseigne, même très partiellement, sur des systèmes aussi anciens et divers que ceux de la Grèce antique, de l’Occident médiéval ou de cultures guerrières d’Afrique et d’Amérique. Où qu’elles se situent dans le temps ou dans l’espace, un élément semble essentiel et commun à toute ces traditions : l’endurance.
Bien que cette capacité repose en partie sur des aptitudes physiques acquises par le travail du corps – entraînement cardiaque, renforcement musculaire, endurcissements osseux – on est en droit de penser qu’elle relève essentiellement du mental. En effet, l’entraînement physique permet de repousser la sensibilité à la douleur et l’arrivée de la fatigue, mais lorsque ces phénomènes finissent par se manifester, c’est au mental de les gérer.
Les souffrances physiques auxquelles l’individu peut être confronté dans des situations de crise sont nombreuses et diverses : blessures, maladies, chaleur, froid, fatigue, manque de sommeil, faim… En outre, celles-ci peuvent s’accompagner de souffrances psychiques encore bien plus dévastatrices : terreur, égarement, incrédulité, panique, angoisse… Supporter des semaines de harcèlement et de privations, marcher avec des pieds gelés, poursuivre la lutte avec un membre brisé, bondir et courir le corps couvert de brûlures, voir souffrir ou mourir des êtres proches ou des camarades, ne sont évidement pas des phénomènes qui peuvent se maîtriser à force de pratique. Les personnes enclines à être exposé à ce genre de situations doivent donc renforcer leur capacité de réaction face à des évènements qu’il n’est pas possible d’expérimenter physiquement avant qu’ils n’adviennent réellement. C’est là tout le défi de la formation et l’intérêt des traditions.
Le champ de bataille est un terrain foisonnant de dangers, mais il est bien loin d’en détenir le monopole. Nombre de périls peuvent survenir dans la vie ordinaire (certes très divers, selon les latitudes et les époques) et être fatals à celui ou celle qui n’a pas les ressources nécessaires pour y faire face. Lors de certains accidents professionnels, ménagers ou de la circulation, la vie ou la mort peuvent se décider en quelques secondes – par exemple lors d’hémorragies massives, d’incendies ou de collisions routières – mais la situation peut aussi se prolonger sur des jours ou des mois entiers – accidents en haute montagne, maladie, séquestration, etc.
La survie dans ces moments dépend en très grande partie des ressources mentales, de la pulsion de vie de l’individu. Il n’est bien sûr pas question de dissocier le corps de l’esprit, mais simplement de pouvoir assumer le fait que dans certaines circonstances, il n’est plus possible d’échapper à la souffrance par quelques manœuvres du corps – au contraire, il s’agit de pouvoir encore manœuvrer le corps en dépit de la souffrance, qu’elle soit fulgurante ou lancinante.
MÉTHODES
En règle générale le groupe de population le plus souvent exposé au danger physique est celui des guerriers. Aussi est-il naturel de trouver dans les traditions martiales toutes sortes des modes de conditionnement destinés à garder le combattant opérationnel même dans les situations les plus traumatisantes.
La « formation de base » du jeune chevalier médiéval en Europe consistait avant tout à recevoir quotidiennement de copieuses bastonnades et à en supporter stoïquement l’inconfort. Les rituels d’initiations des apprentis guerriers dans certaines tribus d’Afrique ou d’Amérique du Nord étaient d’une telle brutalité que certains candidats en mourraient. Les tortures physiques, le jeûne, la consommation de préparations hallucinogènes et de subtiles mises en scènes de la mythologie locale, conféraient à ces cérémonies une violence inouïe. Les enfants de Sparte, pour leur part, étaient séparés de leurs parents dès l’âge de sept ans pour vivre en commun dans des habitations rudimentaires à l’écart de la cité, dépourvues de chauffage, où ils subissaient un entraînement à l’obéissance et à la combativité. A l’âge de douze ans, ils n’avaient plus le droit de porter de chaussures, ne recevait qu’une tunique par année, subissaient flagellations et autres testes d’endurance et devaient voler leur subsistance sans se faire prendre, sous peine de sévères châtiments. Enfin, les meilleurs d’entre eux subissaient la « kryptie » : envoyés au cœur de l’hiver dans des régions isolées équipés seulement d’un poignard, ils avaient pour consigne de survivre aux dépens de la population locale sans être aperçus de quiconque.
Dans les écoles d’arts martiaux japonais les plus traditionnelles, remontant à la période féodale – où la guerre était une réalité constante – l’entraînement se pratique toujours avec des armes potentiellement mortelles et est essentiellement axé sur la capacité de concentration dans l’action en dépit du danger.
AUJOURD’HUI ?
Jusque vers le milieu du vingtième siècle la majorité des populations d’Europe et d’ailleurs vivaient dans des conditions qui aujourd’hui seraient qualifiées de précaires. La résistance était, de ce fait, une capacité inhérente aux hommes qui n’avaient d’autre option que de supporter le froid en hiver, la chaleur en été, des travaux pénibles, la fatigue des déplacements, la douleur chez l’arracheur de dents, la souffrance des maladies, etc.
Aujourd’hui, dans les sociétés modernes de type occidental, la douleur physique est globalement perçue comme une barbarie et un archaïsme intolérables que la civilisation se doit d’éradiquer par tous les moyens. Des logements confortables abritent efficacement des rigueurs du climat, l’automobile supprime pratiquement toutes les fatigues liées aux déplacements et protège des intempéries, les progrès techniques rendent de plus en plus rares les travaux de force, l’industrie pharmaceutique propose un large éventail d’anti-douleur, et les forces de police se chargent de gérer les individus violents.
Ces bénéfices ont, cependant, un prix : moins la douleur physique est expérimentée, plus la sensibilité augmente. Pire, moins elle est vécue, plus elle est fantasmée (dans les médias, au cinéma, dans les séries télévisées) et transformée en angoisse. Par exemple, l’exhibition d’allusions anodines à la douleur (tatouages, piercing, cicatrices, etc.) suffit parfois à inspirer un sentiment d’insécurité dans la population.
La douleur est tellement diabolisée qu’il est désormais très difficile d’imaginer qu’elle puisse être un facteur d’épanouissement pour une personne saine d’esprit. Certaines pratiques des arts de combat traditionnels paraissent dès lors totalement absurdes, sinon malsaines, aux yeux du sédentaire civilisé.
LA DOULEUR DANS LES ARTS DE COMBAT
La souffrance est, pourtant, un outil usuel de renforcement mental dans la plupart des traditions martiales. Elle est provoquée de diverses manières : par la répétition d’exercices au delà du seuil de la fatigue, par des impactes sur des zones plus ou moins sensible du corps, des torsions articulaires, des stations prolongées dans des postures inconfortables, etc. Une place importante est dévolue aux exercices en solo dans lesquels l’acteur est seul face à sa douleur et ne peut compter que sur ses forces mentales pour repousser ses limites. Dans les exercices avec partenaire, en revanche, il subit une action indépendante de sa volonté, et doit alors s’efforcer de rester objectif face à la douleur pour éviter d’y ajouter une charge émotionnelle qui la rende encore bien plus pénible.
Côtoyer la douleur physique, c’est avant tout affronter ses peurs et apprendre qu’il est possible de maîtriser en partie ses sensations ; c’est découvrir que les signaux envoyés par le corps auront des conséquences plus ou moins supportables en fonction du traitement qu’en fera le mental.
Il n’est pas étonnant que la stratégie militaire – notamment chinoise, dès l’antiquité – fasse une place importante à la “guerre psychologique”, mettant en exergue l’intérêt qu’il y a à briser directement le mental de l’ennemi. “L’Art de la Guerre” de Sun Tsu est consacré en grande partie à l’art de vaincre par tous les expédients possibles, sans livrer bataille. A moindre échelle, les boxers se murmurent parfois dans leur corps à corps des délicatesses destinées à faire sortir l’adversaire de ses gonds et l’amener à prendre des risques inconsidérés. Il est donc logique que la douleur mentale fasse, elle aussi, partie de l’entraînement aux arts de combats traditionnels, puisqu’un mot, une vision, peuvent suffire à vider un homme de toute énergie.
Le mental de l’élève est mis sous pression par la surveillance constante, les risques de blessure, la critique, la discipline, la contradiction, la confusion et même dans certaines écoles, l’humiliation et l’injustice. Ces pressions doivent aider l’élève à éroder son égo afin de ne pas être mis en danger par son propre orgueil. A une époque où la moindre faille pouvait coûter sa vie au guerrier et aux siens, cet aspect de l’entraînement était particulièrement important. Il s’agissait également de procurer au combattant un mental lui permettant de se confronter sereinement à la mort.
A QUOI BON ?
Un tel programme a-t-il encore du sens ? Est-il encore d’actualité pour qui n’est pas membre d’une guérilla ou d’une unité militaire ?
Connaître son corps, abandonner ses peurs, éroder son orgueil, sont autant de progrès qui favorisent le développement d’une plus grande confiance en soi et en ses ressources. L’endurance acquise à travers la pratique des arts de combat rend le pratiquant moins avide de confort, plus serein face à l’adversité, l’aide à accorder plus de place à l’Autre et à mieux apprécier les bonheurs simples de la vie.
Pour ces quelques raisons au moins, la douleur, surtout quand elle n’est pas nocive pour la santé, reste un instrument précieux des traditions combatives, y compris pour le pratiquant dépourvu de projets belliqueux, comme outil de connaissance de soi ou simplement comme vaccin contre la souffrance.