Achille au pays des merveilles
A l’époque où les arts martiaux ne concernaient qu’une poignée de pionniers en occident, le “Voyage en Asie” était pratiquement incontournable pour quiconque cherchait un enseignement conséquent. Le trajet s’effectuait par mer ou par voie terrestre, une aventure aussi coûteuse qu’incertaine, et qui nécessitait courage et engagement. Dès lors, un séjour de quelques semaines seulement était inconcevable, le voyage n’ayant un sens que s’il s’envisageait en mois ou en années.
Une fois sur place, les rares pratiquants occidentaux étaient contraints de s’immerger dans la culture locale et d’étudier au rythme établi par la tradition. Ils devaient se montrer patients et réceptifs pour recueillir ce que l’on voulait bien leur donner, quand on voulait bien le leur donner et comme on voulait bien le leur donner. Il ne s’agissait pas d’aller faire ses courses mais bien de s’engager dans un voyage initiatique, d’accepter de perdre une part de contrôle sur sa propre existence, de s’en remettre aux bon vouloir d’un maître et aux imprévisibles méandres de son enseignements.
Même sans idéaliser cette époque – finalement pas si reculée – ni les enseignants orientaux de cette période, ce contexte avait cela de favorable qu’il exigeait de la part du voyageur un réel engagement et une certaine ouverture d’esprit, ce qui augmentait grandement ses chances de vivre une expérience existentielle intense.
Aujourd’hui, il n’est pas rare que le “Stage en Asie” prenne la forme d’un produit de consommation standardisé. On peut se réjouir d’une certaine démocratisation, mais quelques éléments incitent cependant à se demander dans quelle mesure un tel balisage du chemin n’a pas totalement vidé de sa substance une démarche autrefois authentique.
Premièrement, le prix et la durée, qui n’excèdent souvent pas ceux de vacances dans un club balnéaire, d’où des attentes parfois plus proches des loisirs que de la quête de connaissance.
Deuxièmement, le déplacement en groupe, qui fait obstacle au contact avec la culture et la mentalité locale. Le voyageur, réconforté par l’entourage de ses compatriotes évite l’immersion culturelle ; plus le groupe est large moins les individus qui le composent sont en contact avec l’environnement.
Troisièmement, la planification – l’hyper-organisation, depuis les demandes de visa, le billet d’avion, le logement, les transports, les heures d’entraînement, jusqu’aux boutiques de souvenirs à visiter. Il n’y a plus la moindre place laissée à l’imprévu, à l’hébétude, au temps perdu, à la vulnérabilité.
Enfin il y a, dans certains cas, l’adaptation des enseignants, des enseignements et des structures locales aux attentes des étrangers, ces derniers représentant une manne économique très convoitée. Ainsi il n’est pas rare que l’occidental qui s’émerveille d’avoir retrouvé la source de son art (tellement conforme à ses attentes) échoue dans une école à la tradition frelatée et formatée – avec plus ou moins d’habileté – pour lui plaire.
Il y a aujourd’hui en occident de nombreux enseignants d’arts martiaux dotés de vingt, trente ou quarante ans de pratique, qui possèdent une parfaite maîtrise technique et qui sont pourvus d’une approche pédagogique beaucoup mieux adaptée à la mentalité occidentale. On peut dès lors se demander si le voyage en Asie a encore une valeur quelconque dans l’étude des arts martiaux ?
Oui, assurément, mais seulement si l’on se soumet à certaines conditions. D’abord, le voyage ne devrait être envisagé qu’après avoir acquis un solide bagage technique et une bonne capacité de discernement – on ne va pas dans une université à l’autre de bout du monde en ne sachant ni lire ni écrire…
Ensuite, être bien au fait que si la plupart des Asiatiques sont ravis que des étrangers s’intéressent à leurs traditions, ils n’y voient certainement pas une consécration de leur culture, que, comme nous de la nôtre, ils considèrent centrale et supérieure aux autres. Le visiteur est au mieux un élève comme les autres, au pire une source de grands profits, de discrète moquerie, ou d’irritation.
Dans cette situation, le stagiaire devrait veiller à entretenir les valeurs d’humilité et d’endurance. Sans elles il lui sera impossible de gagner la considération de ses professeurs et condisciples autochtones.
L’élève étranger se doit d’ouvrir son esprit aussi largement que possible, car la langue, la religion, la musique mais aussi la nourriture, les coutumes, les attitudes posturales, etc. sont autant d’éléments collatéraux et parfois constitutifs des traditions martiales qu’il étudie. Il y a autant à apprendre au dehors des salles d’entraînement qu’au dedans ; par exemple en observant quelles aptitudes ou connaissances ne sont pas intégrées dans l’enseignement d’un système de combat traditionnel car acquises par d’autres biais dans leur culture d’origine.
Dans les écoles d’arts martiaux asiatiques il est important de respecter une notion prévalante du confucianisme : la bienséance (être conscient de sa juste place). L’attitude de l’élève consiste à écouter beaucoup, parler peu et manifester sa reconnaissance avec humilité (la manière d’adresser les remerciements, cadeaux et autres, ne doit jamais placer celui qui les reçoit en position de débiteur).
Ces bonnes dispositions ne doivent cependant pas éradiquer tout sens critique chez le voyageur, car les arts martiaux aussi abritent des imposteurs. Le “Maître authentique” ne répond pas à quelques critères standards qui certifient une fois pour toutes qu’il est au bénéfice de ce titre. Il faut parfois de longues années de fréquentation et d’expérience pour entrevoir la profondeur réelle d’un tel personnage. Un certain temps peut également s’avérer nécessaire pour réaliser qu’un “maître” aux allures convaincantes et au verbe choisi n’est en fait qu’une caricature sans intérêt.
Là-bas comme ici, le pratiquant qui travaille dur et sincèrement est assuré de ne pas perdre son temps ; si en outre il a la chance de rencontrer un Maître, cette attitude sera pour lui le meilleur des sésames.
Pratiquer les arts martiaux dans leur matrice culturelle permet d’élargir sa vision d’un système, de réaliser par exemple qu’une même technique, un même mouvement, peuvent convoquer des approches combatives et des principes physiques totalement différents suivant l’état d’esprit qui préside à leur pratique ; de remarquer aussi qu’une technique sera spontanément mise en œuvre très diversement par un occidental aux jambes raides, incapable de s’assoir en tailleur que par un asiatique ayant vécu depuis sa plus tendre enfance au niveau du sol, pourvue de membres inférieurs souples et puissants ; qu’un cadre naturel peu sécurisé engendre une vigilance et une réactivité qui deviennent instinctives. Etc., etc.
Vivre des situations de faiblesse, de vulnérabilité, de dépendance rend plus humble, plus reconnaissant, mais permet aussi de se libérer de certaines illusions et de découvrir en soi des ressources réelles, plus fiables. Se conformer à des coutumes, des standards de confort (ou plutôt d’inconfort), des modes de vie et d’alimentation souvent déstabilisants, oblige à développer ces facultés mentales si précieuses dans les arts martiaux que sont l’observation, l’adaptabilité et l’endurance.
Par la suite, ces expériences seront très précieuses à celui qui les a vécues pour trouver les appoints nécessaires à la transmission des arts-martiaux orientaux hors de leur culture d’origine, sans les pervertir et sans en perdre ni la richesse, ni l’essence.