Voies et voix
Etre vaut autant qu’avoir, et peut être plus encore. Cette proposition, on l’admet spontanément quand on pense à des individus d’exception – un grand écrivain, un musicien de génie, quiconque ayant fait passer son art, sa passion, ses idéaux avant le confort matériel et la reconnaissance sociale. Que Robert Musil n’ait pas eu les moyens de payer son chauffage, que Mozart ait été enterré dans une fosse commune, que Nelson Mandela ou Mère Teresa aient vécu dans l’adversité et le dénuement ne nous choque pas ; bien au contraire, la précarité semble être un des fondements de l’exemplarité de leur vie.
Mais qu’en est-il lorsqu’un de nos proches déclare vouloir dédier sa vie à son art, sa passion, ses idéaux ? Comment admettre qu’un fils décide d’interrompre ses études de médecine pour rejoindre un monastère Zen dans le nord du Japon ? Qu’une compagne ou un compagnon choisisse de se consacrer à la peinture aux dépens de sa carrière professionnelle ? Une saine occupation récréative qui permet une productivité accrue au travail et fournit un exutoire à la pression sociale semble légitime – c’est un hobby. Mais que cette occupation devienne un cheminement de vie reléguant le travail au simple rang d’activité alimentaire, remettant en question les modèles de « réussite », et l’inquiétude s’installe inévitablement.
Pour bon nombre d’entre nous, l’activité professionnelle n’est pas directement un vecteur d’épanouissement personnel – elle répond à la nécessité de subvenir à ses besoins matériels. Cependant, cette activité nous fournit les moyens de cette forme de consolation que sont les plaisirs immédiats de la consommation. Posséder une maison, une voiture, pouvoir offrir des vacances à sa famille, sont communément considérés comme autant de marques d’une existence heureuse. Faire le choix, dès lors, d’une vie qui menace la possibilité d’accéder à ces valeurs consensuelles suscite souvent dans l’entourage l’incompréhension, la réprobation, ou le désarroi.
Pour celui ou celle, pourtant, qui a goûté au bonheur de la connaissance, à la sensation grisante d’être en phase avec la voie qu’il s’est choisi, le bien-être normalisé est insuffisant et insipide. Le sentiment d’une richesse intérieure, qui ne peut être ni spoliée ni achetée, procure une force et une liberté face auxquelles l’inquiétude des proches et la réprobation sociale ont de moins en moins de poids.
Pour autant, prendre le chemin d’une recherche n’est pas facile. Il faut se résoudre à bifurquer, à faire des choix, à expérimenter pleinement une voie au détriment des autres. Pratiquer les arts martiaux tous les soirs, par exemple, aura inévitablement un impact sur la vie sociale et familiale. Il y a incontestablement là une forme de marginalisation ; mais cette marginalisation n’est ni un isolement social ni une dérive sectaire, c’est un engagement personnel – souvent même bénéfique aux proches et à la société – dans une notion différente du bonheur.