Kungfu, gōngfu et 功夫
(par Manon Widmer)
J’avoue : dire que “c’est du kungfu”, cet art martial que l’on pratique, ça peut être un sacré gain de temps. Et le temps, c’est de l’entraînement. D’ailleurs, ça tombe bien : en chinois, le terme gōngfu -qui n’apparaît dans la langue chinoise qu’au cours du Vème siècle- peut désigner aussi bien le labeur que le temps passé à faire quelque chose. Il désigne également l’habileté. Cette polysémie n’est surprenante qu’au premier coup d’oeil, et on en saisit bien vite la logique implacable : le premier sens du caractère 功, composé de deux sèmes (工, semblant, dans les inscriptions oraculaires primitives, représenter une masse munie d’un manche, et 力, la force) est bien celui de labeur. En lui adjoignant le caractère 夫 (l’homme, le travailleur), la langue chinoise désigne par la suite non seulement le travail, mais également la main d’oeuvre. Il manque alors, dans cette équation, une donnée nécessaire : le temps consacré à l’ouvrage. C’est alors que 功夫 revêt également peu à peu ce sens-ci. Il n’y a, dès lors, plus qu’un glissement à consentir pour déboucher sur ce qui nous intéresse ici : l’habileté.
“Le cuisinier Ting dépeçait un boeuf pour le prince Wen-houei. On entendait des houa quand il empoignait l’animal, qu’il retenait sa masse de l’épaule et que, la jambe arqueboutée, du genou l’immobilisait un instant. On entendait des houo quand son couteau frappait en cadence (…).
– C’est admirable ! s’exclama le prince, je n’aurais jamais imaginé une pareille technique !
Le cuisinier posa son couteau et répondit : ce qui intéresse votre serviteur, c’est le fonctionnement des choses, non la simple technique. Quand j’ai commencé à pratiquer mon métier, je voyais tout le boeuf devant moi. Trois ans plus tard, je n’en voyais plus que des parties. Aujourd’hui, je le trouve par l’esprit sans plus le voir de mes yeux. Mes sens n’interviennent plus, mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui-même les linéaments du boeuf. Lorsque ma lame tranche et disjoint, elle suit les failles et les fentes qui s’offrent à elle. Elle ne touche ni aux veines, ni aux tendons, ni à l’enveloppe des os, ni bien sûr à l’os même. (…) Sous l’action délicate de la lame, les parties se séparent avec un houo léger comme celui d’un peu de terre que l’on pose sur le sol. (…)” (Zhuangzi, III, trad. J.-F. Billeter, in Leçons sur Tchouang-Tseu, Paris : Allia, 2009, p. 16.)
Temps et travail ont fait leur oeuvre : l’habileté du cuinier Ting en est le résultat. Bien sûr, à l’époque où remonterait ce texte (IVème siècle av. J.-C.), le mot gōngfu n’existe pas encore. Mais l’apologue du boucher de Zhuangzi illustre bien à quel point, dans la culture chinoise, est ancrée cette triade “travail-temps-habileté”. La maîtrise d’un art, d’un ensemble de gestes, ne se limite pas à la boucherie. Le gōngfu peut concerner toute activité humaine, pour autant que celui ou celle qui s’y adonne ait la disponibilité intérieure et la persévérance de le poursuivre. Au fil de l’apprentissage – i.e. du temps consacré au travail, ou dans notre contexte, à l’entraînement- l’aisance s’accroît : le pratiquant débutant perçoit au départ son corps propre et celui de son partenaire sans grand discernement, et s’efforce d’agir avec le moins de maladresse possible. Puis il commence à pouvoir appliquer des techniques avec plus de précision, muscles tendus, sur différentes parties du corps de l’autre. Enfin, l’aisance acquise au fil des années de travail se manifeste dans un accordage optimal, sans effort apparent, avec les ressources disponibles, les forces en présence, et l’ensemble de la situation telle qu’elle apparaît.
C’est Bruce Lee qui a appauvri la donne en qualifiant ses performances martialo-cinématographiques de “kungfu”. C’était un raccourci, au départ sans doute tout à fait bénin. Seulement, comme les raccourcis passent plus facilement les frontières que les réalités culturelles dans toute leur profondeur, le monde occidental, abreuvé de films de “kungfu” depuis les années 70, a adopté le terme pour désigner, globalement, les arts martiaux chinois. Mais, on l’aura compris, les raccourcis, tout pratiques qu’ils soient, privent d’une bonne partie du paysage. Libre à chacun-e d’emprunter le chemin de son choix et, pourquoi pas, de déclarer “c’est du kungfu” avec un sourire en coin.
功夫
– temps, temps de faire quelque chose, temps consacré au travail, loisir
– habileté, aptitude, art, virtuosité
– travaux et main d’oeuvre
– maîtrise
– talent particulier, disposition
– travail, peine, effort
– kungfu
– arts martiaux